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lundi 7 février 2022

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Enfer - 20-34

L'ENFER.

CHANT XX.

Il me faut décrire en vers une peine nouvelle et donner matière au vingtième chant de mon premier cantique des damnés.

J'étais déjà tout penché pour regarder ce fond inondé de larmes amères et je vis des âmes qui allaient tout autour de ce vallon du pas des processions dans notre monde et qui pleuraient en silence. Comme mon œil tomba plus bas sur ces pécheurs, ils me semblèrent tous étrangement tordus du menton au commencement du thorax  car ils avaient le visage retourné sur les reins et force leur était de marcher à reculons, ne pouvant pas regarder devant eux.

Il se peut que quelqu'un par l'effet d'une paralysie se soit ainsi disloqué tout à fait mais je ne l'ai pas vu et je ne le crois pas Ô lecteur! Puisse Dieu te laisser prendre quelque fruit de ta leçon mais juge aussi toi-même si je pouvais rester l'œil sec quand je vis de près notre image tellement retournée, que les larmes ruisselaient des yeux sur les fesses.

Je pleurais appuyé à l'angle d'un rocher, si bien que mon guide me dit : — Es-tu aussi de ces autres insensés? Ici vit la pitié quand elle est bien morte. Nul n'est plus impie que celui qui plaint les hommes que Dieu a jugés.

            Lève, lève la tête et vois celui sous lequel s'ouvrit la terre aux yeux des Thébains qui s'écriaient: « Où tombes-tu, Amphiaraiis, pourquoi quittes-tu le combat? » Et il roula d'abîme en abîme jusqu'aux pieds de Minos qui arrête tous les pécheurs (1). Vois comme il a fait sa poitrine de son dos parce qu'il a voulu voir trop en avant il regarde en arrière et marche à rebours.

            Voici Tirésias qui changea d'aspect lorsque d'homme il devint femme tous ses membres s'étant transformés et il fallut depuis qu'il frappât de sa verge les deux serpents enlacés avant de recouvrer son sexe viril.

            Celui qui vient après lui en lui pressant le ventre, c'est Arons. Dans les monts de Luni, cultivés par le Carrarais qui habite la vallée, il se creusa une grotte dans les marbres blancs pour sa demeure d'où il pouvait contempler sans obstacle les étoiles et la mer.

            Et celle qui couvre de ses cheveux épars le sein que tu ne vois pas et qui a de l'autre côté toute sa peau couverte de poil, c'est Manto qui erra de terre en terre et s'arrêta enfin aux lieux où je naquis. C'est pourquoi je veux que tu m'écoutes un peu.

                        Lorsque son père eut cessé de vivre et que la ville de Bacchus fut devenue esclave, Manto s'en alla longtemps par le monde. Là haut, dans la belle Italie, s'étend un lac au pied des Alpes qui bordent l'Allemagne, au-dessus du Tyrol. Il s'appelle Benaco. Mille sources d'eau vive, après avoir baigné l'Apennin entre Garda et Val-Camonica, vont dormir au fond de ce lac. Au milieu est un point où les évêques de Trente, de Brescia et de Vérone auraient le droit de bénir s'ils faisaient ce chemin (2). Sur la pente où la rive est le plus basse, s'élève Peschiera, puissant et beau rempart pour servir de frontière à Brescia et à Bergame.

                        C'est là que déborde l'eau qui ne peut pas être contenue dans le Benàco et qu'elle devient fleuve à travers les vertes prairies. Dès que ce fleuve a repris son cours, ce n'est plus le Benaco, c'est Mincio qu'on l'appelle jusqu'à Governe d'où il s'élance dans le Pô. Mais il n'a pas couru longtemps qu'il rencontre une plaine dans laquelle il s'étend et forme un marais qui souvent est malsain dans l'été. Or la vierge sauvage passant là par hasard vit au milieu du marais une terre sans culture et privée d'habitants. Et, fuyant tout commerce avec les hommes, elle s'y arrêta avec ses serviteurs pour exercer son art. Elle y vécut et y laissa son corps inanimé.

                        Les hommes dispersés dans les environs se rassemblèrent depuis dans ce lieu, déjà fortifié par l'étang qui l'entourait de toutes parts. Ils bâtirent la ville sur les os de la morte et en mémoire de celle qui la première avait choisi ce lieu, ils l'appelèrent Mantoue, sans tirer d'autre sort. Ses habitants furent jadis plus nombreux avant que la folie de Casalodi eût été trompée par Pinamonte (3). J'ai voulu t'avertir, car si jamais tu entendais donner une autre origine à ma patrie, aucun mensonge ne doit faire tort à la vérité.

                        Et moi: — Maître, tes paroles sont empreintes pour moi d'une telle certitude et s'emparent tellement de ma foi que tous les autres discours me seraient comme des charbons éteints. Mais dis-moi si dans cette foule qui s'avance, tu vois quelque âme digne d'être remarquée car c'est à cela que revient mon esprit.

                        Alors il me répondit: — Celui dont !a barbe descend du menton sur les noires épaules fut augure au temps où la Grèce se trouva tellement dépeuplée d'hommes qu'il en resta à peine dans les berceaux. C'est lui qui donna le signal avec Calchas pour couper le premier câble en Aulide. Il eut nom Eurypyle. C'est ainsi que l'a chanté quelque part ma haute tragédie, tu ne l'ignores pas, toi qui la sais toute par cœur. Cet autre efflanqué s'appela Michel Scott et fut très-versé dans l'art des fraudes magiques.

                        Voici Guido Bonatti, voici Asdente qui voudrait n'avoir jamais quitté son cuir et sa ficelle mais il se repent trop tard. Vois les malheureuses qui laissèrent l'aiguille, la navette et le fuseau pour être sorcières et qui firent leurs sortilèges avec des herbes et des images.

Mais viens désormais car déjà Caïn avec son fardeau d'épines (4) occupe la limite des deux hémisphères et touche la mer sous Séville. Et déjà, hier dans la nuit, la lune était ronde. Tu dois bien t'en souvenir, car elle t'a servi plus d'une fois dans la sombre forêt. Et tandis qu'il parlait de la sorte, nous allions toujours.

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