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lundi 7 février 2022

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Enfer - 12-34

L'ENFER.

CHANT XII.

Le lieu où nous arrivâmes pour descendre était si rude et ce qui s'y trouvait le rendait tel que tout regard en serait effrayé. Ainsi qu'en cet éboulement qui, en deçà de Trente, roula sur un des flancs de l'Adige, soit par un tremblement de terre, soit que le sol manquât d'appui, du haut de la montagne où l'éboulement commença, jusqu'à la plaine, la roche est devenue si escarpée, qu'un chemin est laissé à peine à qui se trouve à son sommet. Telle était la descente de ce précipice et sur la cime déchirée du rocher gisait l'opprobre de Crète, ce monstre qui fut conçu dans la fausse vache. Aussitôt qu'il nous aperçut, il se mordit lui-même, comme celui que la rage dévore.

Le sage qui me guidait lui cria : — Tu crois peut-être voir ici le prince d'Athènes (1) qui te donna la mort dans le monde. Retire-toi, brute; il ne vient pas, lui, instruit par ta sœur. Il vient pour visiter vos supplices.

Comme le taureau qui rompt ses liens au moment où il reçoit le coup mortel, ne peut plus marcher mais bondit çà et là, ainsi je vis faire au Minotaure et le maître attentif s'écria : — Cours au passage pendant qu'il est en fureur, il est bien que tu descendes. Nous suivîmes ainsi ce mouvant échafaud de pierres que le poids de mon corps faisait rouler sous mes pieds.

Je m'en allais rêvant et le poète me dit : — Tu penses peut-être à ces décombres gardés par cette brutale colère que je viens d'éteindre? Sache donc que la première fois que je descendis au fond de l'enfer, ce rocher ne s'était pas encore écroulé. Mais peu de temps, si je ne me trompe, avant l'arrivée de celui qui ravit à Dité la grande proie du premier cercle, cette vallée horrible et profonde trembla de toutes parts, et je crus que l'univers tressaillait d'amour. Ce qui a fait penser à quelques-uns que le monde avait été plus d'une fois replongé dans le chaos (2). Alors ce vieux rocher se renversa ici et ailleurs. Mais fixe tes yeux dans le gouffre, car nous nous approchons de la rivière de sang où bouillent tous ceux qui ont fait violence aux autres.

Ô aveugle cupidité! ô folle colère qui nous aiguillonnes ainsi dans notre courte vie pour nous plonger dans le sang pendant l'éternité!

            Je vis un grand fossé, creusé en arc, tout autour de la plaine, tel que me l'avait dit mon guide et entre l'escarpement du rocher et la fosse rôdaient des Centaures armés de flèches comme ils avaient coutume de chasser dans le monde. En nous voyant descendre, ils s'arrêtèrent et trois d'entre eux, quittant la troupe, s'avancèrent avec des arcs et des traits choisis d'avance.

            Un des trois cria de loin : — A quel supplice allez-vous, vous qui descendez la côte? dites-le de l'endroit où vous êtes ou je tire l'arc.

            Mon maître dit: — Nous ferons notre réponse à Chiron, de près, tout à l'heure. Malheureusement tes désirs ont toujours été si impatients.

            Puis il me toucha et me dit : — C'est Nessus qui mourut pour la belle Déjanire et se vengea lui-même après la mort. Celui qui est au milieu et se regarde au poitrail est le grand Chiron qui nourrit Achille et l'autre est Folus qui fut si plein de rage (3). Ils s'en vont par milliers autour du fossé, perçant de leurs traits les âmes qui dépassent le niveau que leur crime a marqué dans le sang.

            Nous nous approchâmes de ces monstres agiles. Chiron prit une flèche et avec sa coche, retroussa sa barbe derrière sa mâchoire. Quand il eut découvert sa grande bouche, il dit à ses compagnons: — Avez-vous remarqué que celui qui marche le dernier fait mouvoir ce qu'il touche? Les pieds des morts ne font pas ainsi.

Et mon bon guide, qui atteignait déjà la poitrine de Chiron à la hauteur où les deux natures se confondent, lui répondit: — Oui, il est vivant et je dois lui montrer seul la vallée ténébreuse. La nécessité le conduit et non le plaisir. Une femme a suspendu l'hosanna céleste pour me charger de cet office nouveau. Il n'est pas un brigand et moi je n'échappe pas à ma peine. Au nom de cette vertu qui dirige mes pas dans ce rude chemin, donne-nous un des tiens qui puisse nous guider, nous montrer un gué sur le fleuve et porter en croupe cet homme qui ne peut fendre l'air comme un esprit.

            Chiron se tourna à droite et dit à Nessus : — Retourné en arrière, guide-les et protège-les contre les autres bandes que vous pourriez rencontrer. Alors nous marchâmes sous l'escorte fidèle, le long des flots rouges où ceux qui bouillaient dans le sang poussaient de grands cris. Je vis des pécheurs qui y étaient plongés jusqu'aux sourcils.

            Et le grand centaure dit: — Ce sont les tyrans qui ont souillé leurs mains de sang et de rapines (4). On pleure ici les crimes sans pitié

                         Ici est Alexandre, et ce cruel Denys à qui la Sicile dut tant d'années de douleur. Et ce front qui a les cheveux si noirs, c'est Ezzelin. Et le blond, c'est Obizzo d'Este qui vraiment fut tué par son fils sur la terre. Alors je regardai le poète et il me dit : — Qu'il te soit maintenant le premier et moi le second.

                        Un peu plus loin le centaure arrêta ses regards sur une foule qui avait du sang bouillant jusqu'au cou. Il nous montra un damné tout seul à l'écart, en disant : — Celui-ci perça sur l'autel, au sein de Dieu, le cœur qui saigne encore sur la Tamise. Puis je vis des ombres qui tenaient non seulement la tête mais aussi le torse entier hors du fleuve et j'en reconnus plusieurs. Ainsi le sang s'abaissait de plus en plus au point qu'il ne baignait que les pieds et là nous traversâmes la rivière.

                        — De même que tu vois ici le fleuve aller toujours en diminuant, dit le centaure, tu dois croire que de l'autre côté il devient toujours plus profond jusqu'au point où il faut que la tyrannie gémisse.        

                        C'est là que la divine justice tourmente Attila le fléau de la terre et Pyrrhus et Sextus. C'est là qu'elle arrache, dans les flots bouillants, des pleurs éternels à René de Corneto , à René de Pazzi qui firent une si longue guerre aux grands chemins.

            Puis il nous tourna le dos et repassa le gué.