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lundi 7 février 2022

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Enfer - 03-34

 L'ENFER.

CHANT III.

« Par moi l'on va dans la cité dolente, par moi l'on va dans la douleur éternelle, par moi l'on va chez la race damnée. La justice a guidé mon sublime créateur. Je suis l'œuvre de la divine puissance, de la souveraine sagesse et du premier amour. Avant moi rien ne fut créé qui ne soit éternel et moi, je dure éternellement. Laissez toute espérance, Ô vous qui entrez ». Je vis ces paroles écrites en caractères sombres sur le haut d'une porte et je m'écriai : — Maître, que leur sens est dur!

Et il me répondit, comme un sage qu'il était: — C'est ici qu'il faut laisser toute crainte, ici doit expirer toute lâcheté. Nous sommes parvenus au lieu où je t'ai dit que tu verrais les âmes malheureuses qui ont perdu le bien de l'intelligence.

Puis posant sa main sur la mienne avec un visage riant qui me rendit mon courage, il m'introduisit dans ces sombres mystère. Là, des soupirs, des pleurs, des cris perçants retentissaient dans cet air sans étoiles. C'est pourquoi d'abord je me pris à pleurer. Des langages divers, d'horribles discours, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix hautes et rauques et des froissements de mains qui se choquaient entre elles formaient comme un tumulte qui roule toujours dans cet air éternellement orageux comme le sable quand le vent tourbillonne.

Et moi qui avais la tête entourée d'erreurs: — Maître, dis-je, qu'est-ce que j'entends et quelle est cette foule qui paraît si accablée par la douleur?

Et lui : — Ce misérable sort est celui des tristes âmes de tous ceux qui vécurent sans blâme et sans éloge. Elles sont mêlées à ce mauvais chœur des anges qui ne furent ni fidèles ni rebelles à Dieu mais qui furent pour eux-mêmes. Le ciel les a chassés parce qu'ils terniraient sa beauté et l'enfer profond les repousse parce que les coupables en tireraient quelque gloire.

Et moi : Maître, quel est le tourment qui les accable et qui les fait pleurer si fort? Il me répondit: —Je te le dirai brièvement : ils n'ont pas l'espérance de mourir et leur vie obscure est si basse qu'ils sont jaloux de tout autre sort. Le monde n'a pas gardé leur souvenir, la miséricorde et la justice les dédaignent. Ne parlons pas d'eux mais regarde et passe.

Et comme je regardais, j'aperçus un étendard qui courait en tournoyant avec une telle rapidité qu'il me paraissait incapable du plus léger repos. Et derrière se pressait une si longue file d'âmes que je n'aurais jamais cru que la mort eût détruit tant d'hommes.

Après que j'en eus reconnu quelques-uns, je regardai et je vis l'ombre de celui qui lit par lâcheté le grand refus (1). Aussitôt j'appris et jé fus certain que j'avais devant moi la secte des misérables qui déplaisent à Dieu et à ses ennemis. Ces malheureux qui ne furent jamais vivants étaient nus et criblés de piqûres par les frelons et par les guêpes qui étaient là. Ces insectes sillonnaient leur joues de sang qui mêlé de larmes était bu à leurs pieds par des vers dégoûtants.

Et comme je portais mes regards plus avant, je vis une autre foule au bord d'un grand fleuve et je dis: — Maître, apprends-moi quelles sont ces âmes et quelle coutume les fait paraître si empressées de passer outre, autant que je peux le voir à travers cette faible lueur.

Et lui: — Les choses te seront expliquées quand nous arrêterons nos pas sur la triste rivière d'Achéron. Alors avec des yeux honteux et baissés, craignant que mes paroles ne lui fussent importunes, je m'abstins de parler jusqu'au fleuve.

Et voici venir à nous sur une nacelle, un vieillard blanchi par l'âge en s'écriant: —Malheur à vous, âmes perverses, n'espérez jamais voir le ciel. Je viens pour vous conduire à l'autre rive dans les ténèbres éternelles, dans le chaud, dans le froid. Et toi que je vois ici, âme vivante, sépare-toi de ceux-ci qui sont morts. Et comme il vit que je ne m'éloignais pas: — C'est par une autre voie, me dit-il, c'est par un autre port et non pas ici que tu viendras t'embarquer sur la grève. Il faut pour te porter un esquif plus léger.

Et mon guide lui dit: — Caron,apaise ton courroux. On le veut ainsi là où l'on peut tout ce que l'on veut, n'en demande pas davantage. A ces mots devinrent immobiles les joues velues du nocher du marais livide qui avait autour des yeux des roues de flamme.

            Mais ces âmes qui étaient nues et harassées, changèrent de couleur et grincèrent des dents dès qu'elles eurent entendu ces paroles cruelles. Elles blasphémaient Dieu et leurs parents, l'espèce humaine, et le lieu et le temps et le germe de leur semence et de leur enfantement. Puis elles se retirèrent toutes à la fois, en pleurant amèrement, vers la rive maudite où est attendu tout homme qui ne craint pas Dieu.

            Le démon Caron, aux yeux de braise, les rassemble toutes en leur faisant signe et bat de sa rame celles qui ne se rangent pas assez vite. Comme on voit les feuilles d'automne tomber l'une après l'autre jusqu'à ce que le rameau ait rendu à la terre toutes ses dépouilles, de même la mauvaise semence d'Adam se jette, âme par âme, dans cette barque, à chaque signe de Caron, comme l'oiseau vole à son rappel.

            Ainsi les ombres s'en vont sur l'onde brune et avant qu'elles aient touché l'autre bord, une autre foule s'entasse sur la rive qu'elles ont quittée.

— Mon fils, me dit le maître bienveillant, tous ceux qui meurent dans la colère de Dieu se rassemblent ici de tous les pays du monde. Et ils sont empressés de passer la rivière car la justice divine les aiguillonne à tel point que leur crainte se change en désir. Jamais âme juste ne passe par ici et si Caron se plaint de toi, tu peux comprendre désormais ce que ses paroles veulent dire.

Quand il eut achevé, la sombre campagne trembla si fortement que l'effroi baigne encore mon front de sueur à ce souvenir. Un grand vent s'éleva de cette terre de larmes et sillonna les ténèbres d'une lumière rouge qui me fit perdre tout sentiment et je tombai comme un homme pris par le sommeil.