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mardi 8 février 2022

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Enfer - 28-34

L'ENFER.

CHANT XXVIII.

Qui pourrait, même en paroles libres de tout mètre, même en s'y prenant à plusieurs fois décrire pleinement le sang et les plaies que je vis? Certes aucune langue n'y suffirait à cause de notre langage et de notre esprit, qui sont trop étroits pour comprendre ces choses.

            — Quand on rassemblerait la foule innombrable condamnée à répandre son sang dans la plaine infortunée de la Pouiile par le bras des Romains et par cette longue guerre où il se fit un si large butin d'anneaux, comme l'écrit Tite-Live qui ne se trompe jamais

                        — et tous ceux qui sentirent la douleur des blessures pour avoir résisté à Robert Guiscard, et ceux dont les ossements sont encore entassés à Cepperano où tout Apulien fut menteur

                        — et ceux de l'agliacozzo où le vieux Allard vainquit sans armes

            — Quand tous ces morts étaleraient à la fois leurs membres percés ou mutilés, rien n'égalerait le spectacle hideux de la neuvième enceinte. Jamais tonneau qui perd le fond ou une douve n'est troué comme un pécheur que je vis fendu du menton jusqu'à l'endroit qui pète. Ses entrailles pendaient entre ses jambes, les poumons étaient à nu ainsi que le triste sac qui change en excréments ce qu'on avale.

                        — Tandis que j'attachais sur lui fixement ma vue, il me regarda et ouvrit sa poitrine avec sa main en disant: — Vois comme je me pourfends, vois comme Mahomet est déchiré. Devant moi s'en va pleurant Ali, le visage fendu du menton au crâne. Et tous les autres que tu vois ici ont semé sur la terre le scandale et le schisme. C'est pourquoi ils sont fendus ainsi. Là derrière est un diable qui nous frappe si cruellement en faisant passer de nouveau chacun de cette foule au tranchant de son épée quand nous avons fait le tour du triste chemin car nos cicatrices sont fermées quand nous reparaissons devant lui. — Mais qui es-tu, toi qui t'arrêtes sur ce pont pour retarder peut-être d'aller au supplice qu'on t'a infligé d'après tes aveux?

            — La mort ne l'a pas encore atteint, et le péché ne l'amène pas aux tourments répondit mon maître. Mais pour lui donner de tout une pleine expérience, moi qui suis mort, je dois le guider dans l'enfer de cercle en cercle et cela est aussi vrai que je te parle. Plus de cent esprits, en entendant ces mots, s'arrêtèrent dans le fossé pour me voir et l'étonnement leur fit oublier leur supplice.

            — Or donc, dis à frère Dolcino, toi qui dans peu verras peut-être le soleil, dis-lui, s'il ne veut pas me rejoindre ici bientôt qu'il se pourvoie de vivres afin que la neige en tombant n'apporte pas la victoire au Navarrois  car autrement il ne serait pas facile à celui-ci de le vaincre (1). Après avoir levé le pied pour s'en aller, Mahomet me dit ces paroles puis il l'étendit pour partir.

Un autre dont la gorge était percée et le nez coupé jusqu'aux sourcils, et qui n'avait plus qu'une oreille, après s'être arrêté à me regarder avec surprise comme ses compagnons ouvrit le premier son gosier qui était tout ensanglanté au dehors et dit: — Toi qui n'es pas puni pour tes crimes et que j'ai déjà vu là-haut au pays des Latins, si une trop grande ressemblance ne me trompe pas, souviens-toi de Pierre de Médicina, si lu revois jamais la douce plaine qui s'abaisse de Vercelli à Marcabo (2)  et fais savoir aux deux meilleurs citoyens de Fano, à messire Guido et à messire Angiolello que si les prévisions d'ici-bas ne sont pas vaines, ils seront précipités de leur vaisseau et noyés une pierre au cou près de la Cattolica par la trahison d'un tyran parjure.

            — Entre les îles de Chypre et de Majorque, Neptune n'a jamais vu commettre un si grand crime, ni par les pirates, ni par la race des Grecs. Ce traître qui ne voit que d'un œil et qui gouverne le pays qu'un de mes compagnons n'aurait pas voulu connaître, les fera venir pour traiter avec lui puis il fera si bien que pour apaiser le vent de Focara ils n'auront plus besoin ni de vœux ni de prières.

            Et moi à lui: — Dis-moi, et montre-moi, si tu veux que je porte là-haut de tes nouvelles, quel est donc ce damne qui n'aurait pas voulu voir ce pays? Alors il porta la main à la mâchoire d'un de ses compagnons et lui ouvrit la bouche en s'écriant: — Le voici, il ne peut pas parler. Exilé, il dissipa les doutes de César en disant que celui qui est prêt perd toujours à attendre. Oh! qu'il me paraissait effrayé avec sa langue coupée dans le gosier, ce Curion (3) qui avait été si hardi à parler!

Et un autre qui avait les deux mains tronquées, en levant ses moignons sombre tellement que le sang coulait sur ^tigiire^'écria : — Tu le souviendras aussi de Mosca. ias 'e t iiioi qui dis ce mot; la chose faite a toujours une fin, et ce fut le germe fatal pour les Toscans. — Et la mort de ta race ! ajoutai-je. Et lui, accumulant douleur sur douleur, s'en alla comme un homme fou de désespoir (4).

Et moi je restai à regarder la foule et je vis une chose que je n'oserais jamais raconter tout seul sans autre preuve. Mais ma conscience me rassure, cette fidèle compagne qui couvre d'une cuirasse l'homme qui se sent pur. Je vis certes, et il me semble que je le vois encore, un buste sans tête marcher comme marchaient les autres de ce triste troupeau. Il tenait sa tête coupée, suspendue à sa main par les cheveux, comme une lanterne et cette tête nous regardait et criait : — Hélas! Il se servait ainsi de flambeau à lui-même. C'étaient deux en un, un en deux. Comment cela peut-il être? Celui-là seul le sait qui punit ainsi!

            Quand il se trouva debout au pied du pont, il leva haut son bras avec toute ia tête pour approcher de nous ses paroles qui furent: — Vois donc ma peine atroce, toi qui en respirant viens visiter les morts, vois s'il en est une plus grande que la mienne. Et pour que tu portes de mes nouvelles, apprends que je suis Bertrand de Born (5). C'est moi qui donnai le mauvais conseil au roi Jean. J'armai l'un contre l'autre le père et le fils, ce que fit Achitophel entre Absalom et David, avec son perfide aiguillon. Et comme j'ai séparé des personnes si proches, je porte, hélas!, mon cerveau séparé de son principe qui est dans ce tronc. Ainsi s'observe en moi la peine du talion.

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