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lundi 7 février 2022

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Enfer - 14-34

L'ENFER.

CHANT XIV.

Dès que l'amour du sol natal m'eut saisi, je rassemblai les feuilles éparses et je les rendis au tronc dont la voix venait de s'éteindre. Nous arrivâmes à l'endroit où la seconde enceinte se sépare de la troisième et où l'on voit l'art terrible de la justice divine.

Pour bien expliquer les objets nouveaux, je dis que nous parvînmes à une lande dont le sol repousse toute espèce de plantes de son lit. La forêt de Douleurs lui sert de guirlande comme le triste fossé en sert lui-même à la forêt. Là nous posâmes nos pieds tout au bord. Le sol était d'un sable aride et fin pareil à celui que foulèrent les pieds de Caton.

            Ô vengeance de Dieu! combien devront te craindre ceux qui liront ce que j'ai vu de mes yeux! Je vis plusieurs troupeaux d'âmes nues qui toutes pleuraient bien tristement mais une loi diverse leur paraissait imposée : les unes gisaient sur leur dos, d'autres étaient accroupies et d'autres marchaient sans cesse. Le nombre des dernières était plus grand et celles qui gisaient dans leur supplice étaient moins nombreuses mais leur langue était plus prompte à la douleur.

            De larges flammes pleuvaient lentement sur le sable comme la neige sur les Alpes lorsque le vent ne souffle pas. De même qu'Alexandre (2), lorsque, dans les chaudes régions de l'Inde, il vit tomber sur son armée des flammes entières jusqu'à terre fit fouler le sol aux pieds de ses soldats afin que le feu s'éteignît plus facilement à mesure qu'il tombait. Ainsi descendait l'éternel incendie et le sable s'enflammait comme l'amadou sous le briquet pour doubler la douleur de ces âmes. De çà, de là, sans trêve, se débattaient leurs mains misérables pour secouer les flammes nouvelles.

            — Maître, lui dis-je alors, toi qui as tout vaincu, hormis les fiers démons qui se sont dressés contre nous sur le seuil de Dité, quel est ce grand qui paraît mépriser l'incendie, étendu sur le sable, se tordant de rage et que la pluie de feu ne paraît pas dompter.

            Et le maudit voyant que je parlais de lui à mon guide, s'écria: — Tel je fus vivant, tel je suis mort. Que Jupiter fatigue son forgeron auquel il demanda dans sa colère la foudre aiguë dont je fus frappé à ma dernière heure, qu'il lasse les autres tour à tour dans la forge noircie du mont Gibel, en s'écriant : Bon Vulcain à mon aide, à mon aide comme il le fit au combat de Phlégra. Qu'il me foudroie de toute sa force, il ne jouira pas de sa vengeance.

            Mon guide alors parla avec tant de force que je ne lui avais jamais entendu élever la voix si haut: — Ô Capanée (3) par cela même que ton orgueil ne peut pas s'amortir, tu es puni plus cruellement. Il n'y a que ta rage qui soit un supplice digne de ta démence. Puis se tournant vers moi d'un visage plus calme, il ajouta:  II fut un des sept rois qui assiégèrent Thèbes. Il eut et semble encore avoir du mépris pour Dieu. Mais comme je viens de le lui dire, son orgueil est le seul tourment qui doit lui ronger le cœur. Or, suis-moi et garde-toi bien de mettre les pieds sur le sable brûlant mais tiens-les toujours serrés aux bords de la forêt.

Nous arrivâmes en silence à l'endroit où jaillit hors du bois un petit fleuve dont les flots rouges me font encore frissonner. Semblable au ruisseau du Bulicame (4) que les prostituées se partagent entre elles, il s'écoulait à travers le sable. Son lit et ses deux flancs et les bords extérieurs s'étaient durcis en pierre et je compris que c'était là que nous devions passer.

            — Parmi toutes les choses que je t'ai montrées depuis que nous avons franchi la porte dont l'entrée n'est refusée à personne, tes yeux n'ont rien vu d'aussi remarquable que ce fleuve dans lequel toute flamme s'éteint. Telles furent les paroles de mon guide et je le priai de m'accorder l'aliment dont il m'avait donné le désir.

                        — Il est au milieu de la mer un pays dévasté, me dit-il, dont le nom est la Crète et sous le roi de cette île le monde fut chaste. Là s'élève une montagne qui était autrefois fière de ses eaux, de sa verdure et qui s'appelait Ida. Maintenant elle est déserte comme une vieille chose. Rhéa la choisit pour berceau fidèle de son fils. Et afin de mieux le cacher, quand il pleurait, elle y faisait pousser des cris.

                        Dans l'intérieur du mont se tient debout un grand vieillard qui tourne le dos à Damiette et qui regarde Rome comme son miroir. Sa tête est formée d'or fin, ses bras et sa poitrine sont d'argent pur. Puis il est de cuivre jusqu'à l'endroit où le corps se bifurque et le reste, jusqu'en bas, est du fer le plus beau. Sauf que son pied droit est d'argile, et qu'il pèse plus sur ce pied que sur l'autre. Chacune de ces parties, excepté l'or, est fendue d'une crevasse d'où des larmes tombent goutte à goutte et mêlées ensemble, percent la montagne. Puis, suivant leur cours, elles pénètrent dans cette vallée et y forment l'Achéron, le Styx, le Phlégéthon et descendant par un étroit canal jusqu'au fond de l'abîme, elles font le Cocyte. Comme tu verras cet étang, je ne t'en parle pas ici.

                        Et moi: — Si ce ruisseau descend ainsi de notre monde, pourquoi ne le voyons-nous qu'à ce dernier bord? Et lui:— Tu sais que ce lieu est rond et quoique tu aies beaucoup marché vers la gauche, en descendant toujours, tu n'as pas encore parcouru le cercle entier. Or donc, si quelque objet nouveau nous apparaît, l'étonnement ne doit pas se peindre sur ton visage.

            — Maître, repris-je, où se trouvent le Phlégéthon et le Léthé? Tu ne parles pas de ce dernier et tu dis que l'autre est formé par cette source?

            — Certes, tu me plais dans toutes tes questions, me répondit-il mais le bouillonnement de l'eau rouge devait répondre à une des demandes que tu me fais (5). Tu verras le Léthé mais hors de cette fosse, là où vont se laver les âmes quand le repentir a effacé le péché. Puis il dit : — Il est temps de quitter la forêt. Tâche de venir derrière moi. Les bords qui ne brûlent pas nous offrent un sentier et en tombant sur eux toute vapeur s'éteint.

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